1886 : Ni révoltés, ni satisfaits

Ce texte, écrit par Charles Gide et publié en novembre 1886 dans le premier numéro de L’Emancipation constitue le manifeste de ce petit groupe de coopérateur et d’expérimentateurs sociaux qu’un économiste libéral dénommera en dérision « Ecole de Nîmes », une appellation que Charles Gide reprendra fièrement et dont il fera un drapeau. Il est reproduit dans le volume III  des Oeuvres  de Charles Gide consacré aux textes parus dans L’Emancipation  (L’Harmattan 2001 pp. 41-43)

NI RÉVOLTÉS, NI SATISFAITS

« Il y a dans ce monde deux catégories de gens.

Les uns sont las de se priver, las de faire maigre chère à côté de tables somptueusement garnies, las de bâtir et de meubler des palais pour coucher dans des galetas. Ils veulent que tout cela finisse et tôt. Ils entendent jouir et vite. Ils ont les dents longues, la menace au poing, la haine au cœur, et quand on leur dit de prendre garde qu’ils vont faire tout sauter, ils répondent que cela leur est bien égal, attendu qu’ils n’ont rien à perdre. – Ce sont les révoltés.

Les autres trouvent que ce monde, après tout, n’est pas si mauvais et qu’il y fait bon vivre ; ils y ont chaud l’hiver et frais l’été. Ils aperçoivent bien, de loin, quelques misérables, mais ils se consolent en se disant que, sans doute, ils le sont devenus par leur faute, et d’ailleurs, si tout le monde avait des rentes, qui donc travaillerait ? Ils sentent bien par-ci par-là quelque rouage qui grince ou crie et qui aurait besoin d’être changé, mais ils estiment, somme toute que le moins qu’on touchera à la machine sociale, ce sera pour le mieux ; on risquerait de tout détraquer. – Ce sont les satisfaits.

De ces deux catégories, la première, celle des révoltés, constitue, certes, un grand danger pour un pays. Toute révolution, soit qu’elle échoue, soit même qu’elle réussisse, entraîne encore plus de souffrances pour les pauvres que de ruines pour les riches ; même à l’état de simple menace, elle suffit pour entretenir dans le pays un malaise chronique ; elle porte préjudice aux producteurs, en avilissant le prix des produits ; aux ouvriers, en abaissant les salaires et en multipliant les chômages ; à tous ceux qui ont besoin d’argent, en élevant le taux de l’intérêt. De plus, en introduisant la haine dans les rapports sociaux, elle rend plus difficile le jeu de toute la machine et entraîne des frottements et des à-coups qui constituent une grande déperdition de forces. Les rouages sociaux, plus encore que les rouages de fer et d’acier, ont besoin pour fonctionner d’un peu d’huile.

D’ailleurs, dans un pays de suffrage universel, toute doctrine de révolte est un non-sens. On peut toujours, en effet, dire aux révoltés – si vous êtes la majorité, l’appel à la force est inutile, car il vous suffit de voter : vous êtes la souveraineté ! – si vous n’êtes qu’une minorité, l’appel à la force est criminel, car de quel droit prétendez-vous imposer votre volonté au pays ?

Mais la seconde catégorie, celle des satisfaits, n’est pas, en son genre, un moindre fléau. Certes, il est beau d’être content de son sort et de ne pas vouloir en changer : cela suppose une âme peu commune mais il est moins beau de se déclarer satisfait du sort des classes pauvres et de trouver mauvais qu’elles veuillent en changer. C’est là le fait d’une âme basse et d’un petit esprit et c’est cet égoïsme béat qui accumule les rancunes et provoque les vengeances sociales. Or ce sont de ces satisfaits-là que je parle. Si, donc, l’on me demandait laquelle de ces deux espèces est la plus dangereuse pour la paix publique, je répondrais qu’elles le sont toutes deux également, car ce sont les satisfaits qui font les révoltés.

Nous tenons donc à répudier ici hautement aussi bien les doctrines des seconds que celles des premiers.

Non, nous ne pouvons considérer l’organisation économique de, nos sociétés comme satisfaisante. Non, nous ne pensons pas que la masse de nos semblables jouisse de la somme de bien-être à laquelle elle aurait droit et qu’il serait possible de lui conférer, étant données les ressources de notre temps. Si nous nous plaçons au point de vue de la justice, nous voyons que cette justice est rarement satisfaite, car il est rare que la rémunération de chacun soit en raison directe du travail accompli ou de la peine prise, ce qui devrait être. Si nous nous plaçons au point de vue plus pratique de l’utilité générale, nous voyons que la production des choses utiles n’est pas la centième partie de ce qu’elle pourrait être, parce que des millions d’hommes ne travaillant pas pour leur propre compte, n’apportent aucun goût et aucun intérêt à leur œuvre, et parce que la meilleure part de ce maigre produit se trouve encore gaspillée par des consommations improductives, par des armements ruineux et par l’entretien d’intermédiaires inutiles et parasites.

Mais, d’autre part, nous ne considérons pas cet état de choses comme définitif, et nous ne pensons pas que nous en soyons réduits à nous incliner devant lui, comme devant je ne sais quelle fatalité économique. Nous avons la ferme confiance que nous pouvons le changer, si nous le voulons. Nous estimons que nos sociétés modernes, si fières de leur savoir et si vaines de leur luxe, ont la possibilité, et par conséquent le devoir d’assurer à chacun de leurs membres non pas la richesse – la richesse n’est pas, grâce au ciel ! la condition indispensable d’une vie heureuse – mais au moins ces deux biens qui font la dignité et le prix de la vie à savoir l’indépendance et la sécurité du lendemain. Ces biens là ne sont pas de ceux que la violence puisse procurer mais pour les obtenir, il existe d’autres moyens que la science connaît ou qu’elle saura découvrir.

L’Émancipation sera consacrée à étudier ces moyens et plus particulièrement celui qui jusqu’à présent a paru le plus efficace, l’Association, sous ses formes infiniment variées et qui sont encore loin d’être toutes connues.

Heureux si la lecture de ce journal peut apaiser la haine de quelques révoltés, en leur apportant l’espérance, et secouer l’indifférence de quelques satisfaits, en leur apprenant leur devoir ! »